samedi 5 novembre 2016

Kézaco : le vide juridique


À l'heure où ce blog jaillit des limbes du néant, se pose immédiatement la question essentielle : de quoi diantre pourrais-je bien entretenir des lecteurs aussi éventuels qu’hypothétiques ?
De l’actualité pardi ! L’actualité immédiate, celle qui vit, qui vibre, qui buzze comme on dit chez les jeunes ! Sauf que bon, c’est contraignant l’actualité. Et à quoi bon ouvrir un blog perso si c’est pour être contraint. Alors je me suis plutôt dit qu'on allait causer de cette étrange et fameuse notion : le "vide juridique".

Qu'est-ce donc que le vide juridique ? Si on en croit le personnel politique, c'est l'état du droit lorsqu'il n'est pas tel qu'ils voudraient qu'il soit. Votez ma réforme et je vous comblerai vos vides juridiques !
Si on en croit les journalistes, c'est la situation dans laquelle le législateur n'a pas traité une question, n'a pas créé de loi pour encadrer telle ou telle activité, telle ou telle situation. Il se passe quelque chose mais la loi ne dit rien à ce sujet ? Horreur, c'est un vide juridique !

Et d'après les juristes, qu'est-ce que le vide juridique ? Et bien... rien ! Le vide juridique n'existe pas.
Développons un peu cette affirmation et, pour commencer, tâchons de cerner la notion. D'abord, demandons-nous ce que le vide juridique n'est pas.
Le vide juridique n'est pas le vide législatif
Le fait que la loi n'ait pas spécialement prévu telle ou telle situation n'a rien d'étonnant : elle n'est tout simplement pas faite pour être un catalogue de tout ce qui existe.
La clarté n'est déjà pas la qualité première des textes récents, alors si en plus ils se devaient d'être exhaustifs... 
Non, la loi a pour rôle de fixer des règles abstraites et générales. C'est ensuite au juge que revient la tâche d'appliquer ces règles générales au cas par cas, au besoin en interprétant la loi.
Par exemple, l'article 311-1 du Code pénal indique que "Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui." Il ne va pas faire la liste de toutes les choses qui sont susceptibles d'être volées, sans quoi le texte serait plus long que l'annuaire et plus ennuyeux que la-saga-avec-des-vampires-qui-brillent-au-soleil et que je nommerai pas ici. De même, il ne va pas faire la liste de toutes les façons dont on peut soustraire une chose : la mettre dans sa poche, la garder dans sa main, se l'envoyer par la poste, la mettre chez soi, l'enterrer au fond de son jardin, l'offrir à Mamie pour sa fête, etc.
C'est le juge qui va répondre à ces questions en interprétant le texte. Lorsqu'on lui amène quelque malandrin soupçonné d'avoir détroussé son semblable, le juge va examiner les faits et dire si l'acte du prévenu (c'est ainsi qu'on appelle une personne poursuivie pour une contravention ou un délit, les deux catégories d'infractions les moins graves. Les personnes poursuivies pour un crime sont, elles, qualifiées d'accusées) est "une soustraction frauduleuse" et si ce dont il s'est emparé est bien "une chose".
Naturellement, le juge n'est pas totalement libre de son interprétation. Contrairement à ce que certains claironnent dans les médias, les juges ne sont pas de petits suzerains tout puissants, qui se drapent dans leurs toges pour rendre des décisions purement arbitraires fondées uniquement sur leurs préjugés et leur totale absence de bon sens. Je caricature ? Non, ce n'est pas mon genre.
Le juge est guidé dans son interprétation. En droit pénal, il doit s'en tenir à une interprétation stricte : il n'a pas le droit d'étendre le texte, d'appliquer le texte à des situations que celui-ci ne vise pas. C'est la loi elle-même qui restreint ainsi ses pouvoirs. Dans les autres matières, le juge est plus libre, mais il doit néanmoins respecter le sens de la loi et, si possible, la volonté du législateur.
Il y a d'ailleurs des juridictions dont le rôle est d'interpréter la loi, au niveau national, afin que tous les juges de France et de Navarre sachent comment appliquer telle ou telle disposition. Pour les juridictions de l'ordre administratif c'est le Conseil d’État et pour les juridictions de l'ordre judiciaire, c'est la Cour de cassation.
On pourrait alors penser que le vide juridique, c'est lorsque les juges n'ont pas encore proposé leur interprétation d'un texte de loi et donc lorsqu'on ne sait pas encore si la loi est applicable ou non à telle situation précise. Sauf que...
Le vide juridique n'est pas le silence jurisprudentiel
Le fait qu'une question n'ait pas encore été posée ne signifie pas qu'elle n'a pas de réponse. La loi s'applique, même si elle n'a pas encore été appliquée par le juge. Autrement dit, ce n'est pas parce que la loi n'a pas encore été appliquée qu'elle n'est pas applicable.
Lorsque la jurisprudence ne s'est pas encore prononcée sur l'interprétation d'un texte, celui-ci n'en est pas moins en vigueur (les lois rentrent en vigueur soit le lendemain de leur publication au Journal Officiel, soit à une date qu'elles précisent elles-mêmes). 
Le fait que l'état du droit soit obscur, parce que les contours exacts de la loi n'ont pas encore été précisés, ne signifie pas qu'il n'y a pas de droit. De même que ce n'est pas parce que le bâtiment en face de vous est noyé dans la brume qu'il n'existe pas. Sans quoi le Royaume-Uni serait bien vide.
Mais alors c'est ça : le vide juridique, c'est quand le droit a été précisé et qu'aucune loi existante ne s'applique à une situation donnée ! Il n'y a pas de droit sur la question, donc c'est le vide juridique, non ? Ha ha ha, non.
Le vide juridique n'est pas l'absence de disposition sur une question
C'est sans doute l'affirmation la moins intuitive de toutes, mais elle est essentielle : le droit n'a pas besoin de la loi pour exister. Ce n'est pas parce qu'une situation n'est prévue par aucune loi qu'elle est ignorée par le droit.
Et pour cause, le droit n'ignore rien. Simplement, il existe les sujets sur lesquels le droit va encadrer l'activité des personnes et les sujets sur lesquels il les laisse libres d'agir à leur guise. Si une situation n'est pas régie par une loi, c'est que les sujets de droit (vous, moi, surtout vous, les personnes morales, etc.) sont libres d'agir comme ils le souhaitent en la matière, pourvu qu'ils ne contreviennent à aucune autre disposition juridique.

C'est le primat de la liberté.

Le primat de la liberté : le droit est partout !

La raison pour laquelle le droit est partout sans que la loi n'ait besoin d'intervenir, c'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Un bien beau texte, d'une valeur essentielle puisqu'il trône au sommet de la pyramide des normes : la Déclaration a la même valeur que la Constitution, la norme suprême, celle dont découle toutes les autres.

{Aparté : une petite note sur la pyramide des normes et une autre sur l'opposition droit positif / droit naturel, en voilà une idée qu'elle serait bonne !}

Le texte qui nous intéresse plus spécialement, c'est l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen :
La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Ce que nous indique ce texte, c'est que tout ce qui n'est pas expressément interdit par la loi est autorisé.
La question n'est jamais de savoir "ceci est-il autorisé ?" ou "ai-je le droit de faire cela ?". La question est de savoir : "y a-t-il une loi qui interdise de faire ceci ou cela ?" Si la réponse est non, alors c'est autorisé.
Par conséquent, tout ce qui n'a pas été prévu par la loi est quand même soumis au droit. Simplement, par application de cette règle générale, si la loi n'interdit pas quelque chose, c'est que cette chose est autorisée.

Cette disposition est essentielle dans un régime libéral (au sens politique du terme, pas économique) : tout est autorisé, sauf ce qui a expressément été interdit.
À l'inverse, dans un régime tyrannique, despotique ou liberticide, choisissez le qualificatif que vous préférez, on peut imaginer la solution inverse : tout est interdit, sauf ce qui a été expressément autorisé par le souverain (quel qu'il soit).

Donc de vide juridique, il n'est point : tout est régi par le droit, soit qu'il l'interdise ou au moins qu'il l'encadre, soit qu'il le laisse faire.


- Mais tout de même quand la loi ne prévoit rien et que c'est scandaleux qu'elle ne prévoit rien alors qu'elle devrait prévoir quelque chose parce que moi je dis ça je dis rien mais enfin c'est le bon sens, c'est bien un vide juridique non ?

- Majordome, vous avez encore laissé un individu de type vulgaire pénétrer dans le manoir et souillez mon tapis de son inopportune présence populacière, faites-le partir !

Et non, ce n'est pas un vide juridique : le droit s'applique à cette situation, même si la solution qu'il propose (la liberté) n'est pas celle qui vous convient. Vous pouvez réclamer qu'on modifie le droit, en légiférant sur la question, mais cela ne reviendra pas à créer du droit : il y en a déjà !

Prenons un exemple. Pour que ce soit parlant, prenons un exemple bien sale.
Tuer un animal domestique, c'est une contravention (art. R. 655-1 du Code pénal).
Avoir une relation sexuelle avec un animal domestique, c'est un délit (art. 521-1 du Code pénal).
Avoir une relation sexuelle avec le cadavre d'un animal, c'est assurément sale. Mais, ce n'est pas interdit par la loi (je rappelle : les normes pénales sont d'interprétation stricte, le juge n'a pas le droit de les appliquer à des situations autres que celles qui sont mentionnées dans le texte. En l'occurrence, le texte fait référence à un animal et non à un cadavre d'animal. Ergo...).
Vous pouvez trouver ça répugnant (ça l'est), vous inquiéter des goûts de celui qui s'adonnerait à cette pratique (je me joindrais à vous) et exiger du législateur qu'il fasse quelque chose pour que ce genre de comportement puisse être interdit. Mais en attendant, ce comportement est autorisé : il est légal puisque la loi ne l'interdit pas.
Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas fréquent (j'ose l'espérer) et parce qu'il ne cause aucun réel préjudice, donc personne n'a jamais sollicité son interdiction.


En résumé, ce n'est pas parce que le législateur ignore une question qu'elle est en dehors du droit : l'absence de loi, c'est déjà du droit.
Reste néanmoins une chose dont les plus juristes d'entre vous auront déjà entendu parler : le non-droit, une notion créée par Carbonnier, illustre professeur de Droit de la seconde moitié du XXème siècle. Une notion fascinante, tellement fascinante qu'elle mériterait sa propre note, un jour peut-être...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire